lundi 30 décembre 2013

Interlude: Claude Turner

Claude m’avait fait confiance, comme Adam, d’autres.

Pourquoi est la simple question que je ne cesse de me poser ; ai-je une force innée de conviction, parlais je une langue n’appartenant qu’aux artistes et dont peu peuvent en comprendre les significations les plus profondes, m’identifiais-je à leurs inquiétudes et volontés de réussir ? Certainement un peu de tout cela, en y ajoutant mon expérience, certaine, ainsi que la perception d’une honnêteté que je transmettais naturellement.

Et avant tout ils savaient: quand je disais « aimer » je ne mentais pas.

Comme un cyclone sur les iles
Tu balances tout par-dessus bord.
Pour un caprice des broutilles,
Tu m’en veux à mort.
T’es comme la nitroglycérine,
Quand on réveille, tu mords.
J’ai beau t’aimer en ballerine
Ca change pas le décor

Comment te parler ?
Sans déclenché un conflit généralisé ?

Extrait de « Quand tu dors », Claude Turner

Avec un corps d’haltérophile Claude ressemble davantage à un boxeur qu’à un chanteur, mais à l’écoute de sa voix ample et douce, capable d'aller et venir des registres les plus graves aux plus aigus, l’on ne doute plus. Légère, radieuse, en l’espace de quelques mesures elle s’assombrit devient violente, chavirant jusqu’aux notes les plus hautes.

Idées noires, armes blanches,
Il est temps d’ivoire, temps d’ivoire,
Bourreaux d’âmes sans défense,
Il est temps d’y voir
Tours d’ivoire, face blanche,
Il est temps de voir ton devoir,
Plus d’espoir, plus d’espoir
Pour les amants noirs,
Dérisoire

Extrait de « Tours d’ivoire », Claude Turner

Musicien accompli, jouant de la guitare, de la batterie, du piano, habile à découvrir et maitriser rapidement tout nouvel instrument, de la trompette à l’accordéon, Claude etait capable d’assurer le remplacement au pied levé de n’importe quel musicien d’un groupe de rock, d’un orchestre de bal musette, d’un ensemble folk.

Doté d’une culture musicale exceptionnelle, acquise en se produisant dans les bars ou dans les bals populaires de Bretagne qui l'avait adopté, né a Paris, il pouvait interpréter l’intégralité du répertoire de James Brown ou des Beatles.

Turner n’est pas le nom qui figure à son état civil : il l’a emprunté à Nat Turner, esclave noir dont la révolte en Virginie en 1831 conduisit à la Guerre de Sécession.
Dans ce choix de s’appeler Turner il y avait plus qu’endosser un simple nom d’artiste, tant il me semblait attaché au souvenir de celui qui avait changé la destinée de l’esclavage. Plusieurs fois alors que nous nous promenions à Nantes ou Claude habitait, j’interceptais son regard portant sur un horizon imaginaire, accompagnant peut etre les navires négriers de la Société d’Angola en partance pour l’Amerique.

En dépit de cette gravité, Claude savait etre tres drole et racontait les histoires plus burlesques à une audience captive prolongeant le temps du concert jusqu'aux premieres heures du matin au bar de la salle resté ouvert pour l’occasion.
Seuls les textes de ces chansons révèlent la densité de ses voyages intérieurs.

Elle a posé ces cinquante berges ;
Tout le long du fleuve de la vie.
Tu peux l’apercevoir au bout des quais,
Au creux de la nuit.
Cachée à l’ombre des réverbères
Quand les flics font la ronde
Dans le vieux quartier d’Orange amère.
Qu’est ce que tu crois ?
Tu peux t’payer son corps mais son cœur est à moi.
Tu peux toujours rigoler,
Mais c’qu’elle me donne, c’qu’elle me donne
Tu pourras jamais m’le donner !non

Extrait de « C’qu’elle me donne », Claude Turner

Lorsque j’ai rencontré Claude, le directeur d’un label réputé s’intéressait egalement à lui. En comparaison j’avais peu à offrir si ce n’est ces qualités qui conduisent à me faire « confiance »

Ne ménageant aucun effort je rassemblais à ses cotés parmi les meilleurs musiciens français du moment, Jannick Top, Claude Salmieri, Denys Lable et Serge Perathoner. Ils accompagnaient régulièrement sur scène et en studio d’enregistrement, les artistes les plus célèbres comme Francis Cabrel, Johnny Hallyday.

Nous primes possession du studio appartenant à France Gall ou siège toujours le célebre piano blanc de Michel Berger, et avons vécu là des semaines de rêves, totalement dédiées à la musique, les compositions de Claude transcendées par le talent de tous.

Au cœur du 17e arrondissement mais isolé du monde, à la fin de l’enregistrement, après avoir réécouté l’album une dernière fois avant l’ultime opération, le mastering, le silence pris possession des lieux, de simples regards entre nous suffirent, nul échange de mots ne fut nécessaire pour savourer cet instant, intensément.
Seul désaccord avec l'équipe des musiciens, Claude souhaitait enregistrer un titre supplementaire, « C’est quand la mer » et je le soutenais. Celui ci fut enregistré séparément et devint la onzième chanson du disque.
Après tant d’années je le regrette, car peut etre aurions nous du privilégier l’harmonie totale qui avait donné naissance à l'album "Matador"

J’avais signé un accord de distribution avec la société BMG. Une petite équipe rassemblée autour de moi, dans les bureaux de Robert Goldman à Montrouge, nous appelâmes les stations de radio et immédiatement le premier extrait de l’album entra dans les fameuses playlists; de bonnes critiques apparurent dans la presse, principalement régionale. Nous organisâmes des concerts promotionnels pour permettre aux medias de venir entendre Claude.
A cette période les passages de vidéos sur les chaines M6 et MCM etaient indispensables pour assurer le succès d’un artiste. Notre distributeur nous refusa l’allocation de ce budget supplémentaire. La raison m’en etait evidente, BMG souhaitait investir sur ses artistes « maisons », français ou internationaux.
Sans cet outil promotionnel, petit à petit, les passages radios s’espacèrent. Déterminé à tout donner, Claude s’organisa pour reprendre une série de concerts mais cela ne suffit pas. Un jour, aucune radio ne joua le titre de Claude, et faute de moyens, notre action s’arrêta.

Ce fut un échec que Claude vécu difficilement. Quand à moi, il etait double : au mien, celui de n’avoir pas réussi à convaincre notre distributeur à nous apporter le soutien financier necessaire, j’intégrais le sien. Sa deception etait mienne, soeur jumelle.
Comment pouvais je trahir un tel espoir ? Comment pouvais je accepter que l’on ne connaisse pas « Matador », « Mères Africaines », « C’qu’elle me donne », « Tour d’ivoire » ?
Le coeur de ma mission n’est il pas, avant tout, faire découvrir des artistes au plus grand nombre, partager leurs chansons, des émotions, leurs univers ?

Encore aujourd’hui, je pense à Claude Turner, Adam, Pascal, les autres, que je n’ai pas su aider, imposer et j’aimerai pouvoir faire tant encore, pour à la radio, entendre,

Ils peuvent bien rigoler…
Ils peuvent bien me rire au nez,
mais ce qu’elle me donne
ils pourront jamais l’effleurer…

à Pascal Villenuit, Poupa Claudio, Patrick Gaspard, Adam Cohen



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