mardi 3 juin 2014

Un Mundo Ideal

Février 2012. Je n’ai plus écrit une seule ligne depuis presque une année, car je suis tombé malade. Je voulais décrire cette aventure humaine et professionnelle, trouver les mots justes, ne pas blesser, ne pas exagérer. Et puis les forces m’ont manqué. Pendant près d’une année, je fus incapable d’ajouter une ligne à ce livre. Mes nuits étaient hantées par le souvenir de Yannick Noah, de Robert Goldman, des musiciens, et moi, courant au milieu de tous, de plus en plus vite, jusqu’à m’effondrer dans une rue, subitement transformée en rivière torrentielle qui m’emportait.
Je ne sais pas réellement pourquoi je suis tombé malade, puisqu’un virus déclencha cette paralysie. D’après les médecins, l’origine en était psychologique. Au début, je n’y croyais pas trop, mais petit à petit, je me suis dit : « Tiens, et pourquoi pas ? » Quelques semaines auparavant, je venais d’apprendre que j’avais perdu mon procès contre Yannick Noah de façon définitive en cour de cassation. Celui-ci avait duré presque dix années. Je ne pensais pas que cela puisse être la cause d’une maladie, mais j’acceptai ce diagnostic.Je n’avais plus de forces, le simple fait de penser à ces années Noah m’était devenu impossible, et je pouvais encore moins écrire sur le sujet. Le virus s’était insinué en moi. J’avais abandonné.
J’en étais là : muet, stoppé dans mon élan, lorsque mes yeux s’arrêtèrent un jour sur un encart publié dans le journal « Le Monde ». On y invitait les lecteurs à écrire, dans le cadre d’un concours, un récit dont le sujet était la Cité Internationale Universitaire, ce campus situé au sud de Paris qui accueille des étudiants venant du monde entier. Ces derniers sont logés dans des maisons construites sur les modèles architecturaux de leurs pays d’origine, au centre d’un admirable cadre de verdure propice à la promenade et à la rêverie. Je connaissais bien la Cité U, comme on l’appelle communément. J’avais vécu toute mon enfance à proximité de cet endroit et le connaissait comme lieu de savoir, de culture et de tolérance. Je voulus partager, en quelques mots, ce qu’elle avait représenté pour l’enfant que j’étais. J’écrivis :
Un Mundo Ideal
Toute mon enfance eut pour centre un petit appartement situé dans un immeuble en briques rouges appartenant à la ville de Paris : j’habitais boulevard Kellermann. L’ambiance de ces années cinquante puis soixante se révélait par leur modernité : le téléphone n’était pas encore arrivé dans notre quartier, la première chaîne de télévision, unique et en noir et blanc ne fit son apparition que tardivement. La vie familiale était rythmée par le marché de Gentilly, où j’accompagnais soit ma mère, soit mon père. Colombe et Léopold ne s’entendaient pas et je pense même me rappeler qu’ils aient passé dans ce petit appartement plus de deux années sans échanger le moindre mot.

Colombe, bien que née à Paris, était d’origine normande ; Léopold était alsacien. Elle était de confession catholique, il était juif. Je connus la guerre des religions à la maison.

Leurs familles avaient été décimées par les guerres, la déportation, et il n’y avait plus que nous trois.
Tout ceci n’avait pas contribué à faire de moi un enfant joyeux, j’étais timide, mais tout cela était normal. Comment aurais-je imaginé que la vie puisse être différente ?

Ma mère m’avait « placé » dans un collège du Quartier Latin, pour m’éviter d’être en contact avec de mystérieuses bandes de « voyous » qui sévissaient dans ce quartier sud de Paris, bien que je ne les ai jamais vues.

Une de ces bandes m’inquiétait particulièrement de par sa réputation, celle de la « Brillat Savarin », du nom de la rue située de l’autre côté des voies de chemin de fer de la Petite Ceinture. Je ne pouvais l’apercevoir alors, en raison de l’imposante usine de la SNECMA qui jouxtait le boulevard Kellermann, mais je la savais proche et n’étais pas rassuré. Dès que je fus en âge d’aller seul à l’école, vers sept ou huit ans, j’appris à me rendre à la station Cité Universitaire et à prendre le métro qui me conduisait à celle du Luxembourg. Pour cela, je longeais d’un côté le parc Montsouris, et de l’autre la Cité Internationale Universitaire.
Ces trajets quotidiens étaient effectués en présence de jeunes hommes et femmes que ma mère m’avait décrits un jour, avec une certaine solennité, comme des étudiants qui « venaient de tous les pays du monde ».
Mon sac sur le dos, je les retrouvais souvent sur le chemin du retour. Ma journée commençait à l’école le matin à 8 heures et se terminait à 18 h 45. Un soir, une étudiante, que j’imaginais iranienne – ma mère m’ayant appris qu’une princesse de ce pays lointain étudiait au Quartier Latin –, me prit gentiment la main et me demanda : « Comment tu t’appelles ? » en m’accompagnant en haut des marches de la station. Lorsque nous nous quittâmes, elle me fit un petit geste de la main.
Un après-midi, certainement un jeudi ou un dimanche, je regardais un athlète s'entraîner sur la petite piste de course de la Cité Universitaire ; je restai sur place un long moment, portant un regard certainement admiratif à son agilité, son élégance, car à la fin de son entraînement, il s’approcha de moi. Nous ne parlions pas la même langue, mais je compris que la sienne était l'anglais. Il s'accroupit, et de son sac de sport sortit un écusson qui représentait son pays : le drapeau anglais y figurait, et en dessous, en toutes lettres, était écrit Nigéria. Je ne me souviens plus comment j’exprimai toute ma reconnaissance, peut-être la bredouillai-je tellement j’étais surpris. Je repartis rapidement avec le plus beau cadeau qui ne m’avait jamais été offert.Longtemps, il resta au dos de mon cartable, cousu par ma mère à cet endroit. J’étais ainsi devenu un fier Nigérian, et encore aujourd’hui je pense à ce bel athlète : qu’est-il devenu ? Comment pourrais-je lui dire ce qu’a représenté pour moi l’écusson qu’il m’avait si gentiment offert ?
Je m’étais habitué à tout ce petit monde multicolore, et beaucoup plus tard, je me rendis compte que jamais je ne les avais différenciés, bien qu’ils aient été Africains, Asiatiques, originaires du Moyen-Orient. C’était le monde tel qu’il était, la vie que je connaissais. Je ne l’imaginais pas autrement.
Et puis il y avait la Garden Party du mois de juin. Celle-ci avait lieu généralement le même week-end que les 24 heures du Mans, le grand événement de ces années d’après-guerre, avec le Tour de France. Mais je la préférais toujours à regarder la fameuse course automobile à la télévision.
Alors, pendant une journée, je voyageais, parcourais le monde entier parmi tous ces étudiants qui me faisaient découvrir leurs pays, leurs costumes, leurs coutumes, leurs nourritures. Je rentrais le soir fourbu tel un explorateur, chargé de brochures et de souvenirs récupérés pendant ce fabuleux voyage à travers tous les continents, le temps d’une journée.Et puis tout cela disparut, je crois après 1968. J’avais déjà seize ans.
Aujourd'hui je ne puis m’empêcher de penser à tous ces jeunes gens. Que sont-ils devenus ? Sont-ils heureux ? Je sais que je ne serais pas le même si je n’avais pas connu enfant la Cité U. Grâce à elle, ce n’est que beaucoup plus tard que j’appris l’existence du mot « racisme ». Elle fut lieu d’harmonie, de rencontres qui façonnèrent certainement l’âme idéaliste d’un petit garçon du XIIIe arrondissement.Aujourd'hui encore, quand à la sortie du métro Cité Universitaire je croise une jeune étudiante ou un jeune étudiant, tout en repensant à ma princesse iranienne ou à mon coureur nigérian, je leur souhaite, silencieusement, en les accompagnant d’un regard discret, de connaître le bonheur, la prospérité et la paix.
À Colombe et Léopold.[1]
Le texte fut primé dans la catégorie « Grand Public ». C’était pour moi une forme de reconnaissance inattendue. Et cette reconnaissance m’apaisa. Elle répondait à une revendication essentielle de ceux qui connaissent l’abandon. Ce que je rechercherais, simplement, avec Yannick Noah.
Je me remis à ecrire...
Extrait du livre numerique "Yannick n'est pas Bob" disponible sur amazon.fr


[1] © Alliance Internationale et les auteurs, 2012

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